Nasreddin Hodja était sûr, qu’il n’y avait pas, au monde, de prunes plus succulentes que celles de son prunier. Un jour, il en choisit trois parmi les plus grandes et les plus belles de son arbre préféré. Il les mit sur un plateau, qu’il posa soigneusement en équilibre sur sa tête et se dirigea vers la maison de Tamerlan. Il était sûr que Tamerlan apprécierait ces fruits. Comme Nasreddin marchait, les prunes commencèrent à tanguer sur son plateau.
— Parce que vous êtes là où je ne peux pas vous voir, dit-il aux prunes, vous pensez que vous pouvez tourbillonner comme trois derviches tourneurs.
Les trois prunes ont continué de tournoyer sur le plateau, à chaque pas de Nasreddin.
— Arrêtez de danser, leur dit Nasreddin. Si vous continuez ainsi, je vous punirai en vous mangeant.
Les trois prunes virevoltaient toujours. Nasreddin ne pouvait rien y faire. Aussi, pour tenir sa promesse, il s’assit sous un peuplier et mangea une prune, puis une autre. Parlant sévèrement à la troisième prune, il lui dit :
— Si je te donne une autre chance, te tiendras-tu tranquillement sur le plateau ?
Cette dernière prune solitaire sembla mieux se comporter et reprit sagement sa place au milieu du plateau sur la tête de Nasreddin, qui se dirigeait vers la demeure de Tamerlan. Ce dernier, qui était de bonne humeur, reçut Nasreddin avec la courtoisie due à un invité d’honneur. Jurant qu’il n’avait jamais goûté de prune aussi délicieuse, il ne fit aucune allusion au fait qu’il n’y en avait qu’une. Il rit beaucoup des blagues de Nasreddin, en demandant chaque fois d’autres. Finalement, quand Nasreddin se rendit compte qu’il devait se dépêcher pour être à la maison avant la tombée de la nuit, Tamerlan remplit son plateau de cadeaux.
Au bout d’une semaine, Nasreddin décida qu’il était temps de rendre visite de nouveau à Tamerlan.
— Quel cadeau dois-je prendre pour lui offrir? se dit-il, en regardant le plateau vide.
Les prunes étaient maintenant trop mûres pour supporter le voyage.
— Et pourquoi pas quelques bonnes betteraves rouges ? pensa Nasreddin, regardant toujours le plateau vide. Oui, les betteraves feront bien l’affaire. Elles sont trop fermes pour s’écraser, même si elles s’avisaient de danser sur le plateau.
Nasreddin prit, dans son jardin, quelques-unes de ses betteraves les plus rouges et les plus fermes. Il les posa sur le plateau, équilibra ce dernier sur sa tête et se dirigea joyeusement vers la maison de Tamerlan. En cours de route, il rencontra son bon ami Mouloud.
— Où portes-tu ces excellentes betteraves, Nasreddin Effendi ? demanda Mouloud.
— Ces betteraves sont un cadeau pour Tamerlan, répondit Nasreddin.
— Quoi, des betteraves pour Tamerlan ? s’exclama Mouloud, perplexe.
— Est-ce que les betteraves ne sont pas un beau cadeau pour Tamerlan ?
Nasreddin déposa le plateau et regarda les betteraves comme pour la première fois. Elles lui semblèrent moins belles que quand il les avait cueillies.
— Peut-être quelque chose d’autre serait meilleur ?
— Oui, quelque chose d’autre, mais quoi par exemple ?
— Des figues ! suggéra Mouloud, des figues bien mûres et juteuses, fraîchement cueillies.
Nasreddin se demanda pourquoi il n’y avait pas pensé plus tôt. Il se dirigea vers le marché où il négocia ses betteraves pour un plateau de figues mûres et juteuses.
— Vous avez de la chance, lui dit le vendeur, d’avoir tant de figues succulentes pour quelques banales betteraves.
Cependant, le vendeur de figues se dit, sans que Nasreddin ne l’entende:
— J’ai de la chance de me débarrasser de ces figues. Elles sont tellement mûres que j’étais prêt à les jeter.
Nasreddin continua son chemin vers la cour de Tamerlan, qui n’était pas de bonne humeur, plutôt bougon, renfrogné, avec sa tête des mauvais jours. Le sourire de Nasreddin et son plateau de figues trop mûres étaient plus qu’il ne pouvait supporter. Toute la journée, il avait chercher quelqu’un sur qui apaiser sa grogne. Là était sa chance.
— Venez immédiatement ! ordonna t-il à ses domestiques.
Six d’entre eux arrivèrent en courant.
— Prenez les figues de cet homme et jetez-les sur lui, une par une et aussi fort que vous pouvez.
Nasreddin se mit à courir, poursuivi par les domestiques et … les figues. Pas une figue ne le rata. Nasreddin courait toujours, si rapidement que ses chaussures flottantes le lui permettaient, quand il rencontra Mouloud.
— Oh Mouloud Effendi ! Laisse-moi te remercier sept fois en ce bas monde pour ce que tu as fait pour moi ! dit Nasreddin
Mouloud regarda fixement Nasreddin, tout éclaboussé de jus vert et rouge, les figues écrasées dégoulinant de ses vêtements.
— Oh Mouloud Effendi ! Je te remercie sept fois au paradis pour ce que tu as fait pour moi ! ajouta Nasreddin
Mouloud, qui connaissait les façons de faire de Tamerlan, commença à comprendre ce qui avait du arriver.
— Pourquoi me remercies-tu ? demanda-t-il à Nasreddin qui répliqua :
— Oh ! Quelle bonne idée que j’ai eue en te demandant conseil. Ton sage, sage conseil.
— Pourquoi ? demanda Mouloud, toujours aussi perplexe.
— Si j’avais donné des betteraves rouges et fermes à Tamerlan, expliqua Nasreddin, ses domestiques m’auraient jeté des betteraves bien fermes. Imagine alors quel homme contusionné et brisé j’aurais alors été.