Un don du ciel

J’ai besoin d’argent ! dit Nasreddin Hodja en adressant une prière à Allah. J’ai besoin de mille livres.

Hassan Bey, le riche marchand dont la cour était contiguë à celle de Nasreddin, regardait du haut de sa fenêtre. Il pouvait voir Nasreddin à genoux sur un tapis de prière défraîchi, et murmurant inlassablement sa prière.

— Oh Allah ! J’ai besoin d’argent. De beaucoup d’argent. J’ai besoin de mille livres. Huit cents livres ne seraient pas suffisants, ni neuf cents, ni même neuf cent quatre-vingt-dix-neuf. Je dois avoir exactement mille livres. Je ne pourrais pas accepter une somme inférieure. Oh Allah ! Envoyez-moi mille livres le plus tôt possible.

Hassan Bey, écoutant depuis sa fenêtre ouverte, sourit comme il aurait souri à un enfant priant pour un morceau de loukoum. Il sourit à l’idée de cette étrange prière de Nasreddin Hodja.

— Il est temps, se dit-il, d’apprendre au vieux Hodja de ne pas prier sans l’aide d’Allah pour que ses prières se réalisent.

Il riait encore alors qu’un plan s’échafaudait dans son esprit. Quittant son poste d’observation, Hassan Bey retourna hâtivement à l’intérieur de sa chambre, où était caché son argent. Il compta et recompta neuf cent quatre-vingt-dix-neuf livres, mit l’argent dans un sac, l’attacha  solidement et retourna silencieusement à la fenêtre ouverte. Il jeta le sac d’argent qui atterrit sur les pavés de la cour de Nasreddin. Sans attendre de remercier Allah, Nasreddin commença à compter l’argent. Il le compta à plusieurs reprises. La pile ne contenait que neuf cent quatre-vingt-dix-neuf pièces. Hassan Bey et sa femme, regardant par le treillage de la fenêtre, sans être vus, se retenaient pour ne pas rire.

— Laissons-le compter encore une fois, chuchota Hassan Bey à sa femme. Alors je lui expliquerai la plaisanterie. Il rira aussi franchement que nous.

Mais Hassan Bey avait trop attendu. Nasreddin ne compta pas les pièces de nouveau. Au lieu de cela, il les  remit dans le sac qu’il a lié solidement et l’a mis dans sa large ceinture. Alors il s’est mis à genoux sur le tapis de prière.

— Oh Allah ! pria Nasreddin. Vous n’avez pas correctement compté les livres. Vous me devez encore une livre. Envoyez-la-moi à votre convenance. Et mille remerciements pour les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf livres que vous m’avez envoyées.

Si ce n’était le treillage, Hassan Bey aurait sauté par la fenêtre sans se donner la peine de prendre l’escalier. En peu de temps, il fut à la porte de Nasreddin.

— Rends-moi ma bourse. Rends-moi mes neuf cent quatre-vingt-dix-neuf livres !

— Votre bourse ? Vos neuf cent quatre-vingt-dix-neuf livres ?

— Oui, Je les ai jetées par la fenêtre, juste pour te faire une plaisanterie. Tu as dit que tu n’acceptais pas moins de mille livres.

— Non ! La bourse était un cadeau de Dieu. Elle est tombée directement du ciel en réponse à ma prière.

— Je te traînerai en justice, dit Hassan Bey. Nous verrons si elle est tombée du ciel ou de ma fenêtre !

Nasreddin Hodja acquiesça.

— Mon burnous ! dit Nasreddin.

Kalima était en train de le raccommoder.

—Je ne peux pas aller devant les tribunaux sans mon burnous.

— Je te prêterai un burnous, dit Hassan Bey.

— Et mon âne ! Il boite et ne peut faire une si longue distance !

— Je te prêterai un cheval, dit Hassan.

— Mais, il me faut une selle et une bride ! Celles de  mon petit âne n’iront jamais sur votre grand cheval.

— Je te prêterai une selle et une bride.

Nasreddin  roula son tapis de prière et le rangea. Il  dit au revoir à sa femme et suivit Hassan Bey.

En arrivant à la cour, Hassan Bey ne perdit pas de temps pour relater son affaire au juge.

— Bien, Nasreddin, dit le juge, Avez-vous quelque chose à dire ?

— Pauvre Hassan Bey, soupira Nasreddin, avec une voix pleine de compassion. Comme c’est triste ! Comme c’est très triste ! C’était un si bon voisin et si respecté de tous ! Quand on pense qu’il a perdu la raison !

— Que voulez-vous dire ? dit le juge

Nasreddin se rapprocha du juge et  lui chuchota d’une voix que l’on pouvait entendre partout dans la pièce :

— Il pense que tout lui appartient. Vous avez entendu son histoire à propos de mon argent. Demandez-lui quelque chose d’autre et il vous dira que c’est à lui. Demandez-lui, par exemple, à qui est le burnous que j’ai sur le dos.

— C’est mon burnous, bien sûr, a hurlé le marchand, Nasreddin Hodja sait que c’est le mien.

Nasreddin secoua la tête tristement.

— Essayez quelque chose d’autre. Demandez-lui, par exemple, à qui est la selle qui est sur mon cheval gris.

— C’est ma selle, bien sûr et c’est ma bride aussi, cria Hassan Bey. Nasreddin Hodja le sait !

— Vous voyez comment il est, dit Nasreddin avec un soupir de pitié. Pauvre homme ! Il est si fou qu’il pourrait même revendiquer mon cheval gris.

— Bien sûr je revendique le cheval, cria le marchand.

— C’est un cas étrange, un triste cas, dit le juge pensivement.

Il n’était pas facile de condamner l’homme le plus riche de tout Aksehir.

— J’ai cru Hassan Bey quand il m’a dit avoir jeté une bourse pleine d’argent à Nasreddin Hodja. Maintenant, je vois les choses différemment. Quand il revendique la possession du cheval de Nasreddin Hodja, de son burnous, de la selle et de la bride, il montre que son esprit est dérangé. Hassan Bey, je suggère que vous alliez chez vous et preniez un long repos. Vous avez travaillé trop durement, j’en suis sûr. Nasreddin Hodja, vous pouvez garder votre bourse et tous les biens que votre voisin malheureux essaye de revendiquer.

Les deux hommes rentrèrent en silence par les rues d’Aksehir. Le marchand alla devant sa porte et s’apprêta à la fermer. À sa surprise, il fut suivi par Nasreddin.

— Voici votre argent, lui dit Nasreddin, remettant la bourse au marchand étonné, et votre burnous, et votre cheval avec sa selle et sa bride.

— Je vais revenir à la cour pour dire au juge que tout ceci n’était qu’une plaisanterie, dit Hassan Bey, qui ajouta pour Nasreddin :

— Reprends  mon cheval.

— Oh non ! dit le Hodja. Mon âne ne boite sûrement plus et Kalima a probablement réparé mon burnous.

Publié dans : Non classé |le 28 juillet, 2015 |Pas de Commentaires »

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