La cuisse manquante
Nasreddin Hodja marchait à grands pas par les rues d’Aksehir, une main saisissant fermement l’oie rôtie mise sous son bras, l’autre main pinçant son propre nez pour le tenir fermement serré. Il n’avait aucune confiance en lui et ne voulait pas prendre le risque de voir l’arôme de l’oie rôtie le tenter. L’oie était un présent pour Tamerlan et devait arriver entière à son destinataire.
Une mouche se posa sur le front de Nasreddin. Il ôta la main de son nez, juste le temps de chasser la mouche, mais l’arôme épicé de l’oie rôtie envahit ses narines. Il se souvint qu’il y avait longtemps qu’il n’avait goûté de l’oie rôtie. Après tout, il y avait beaucoup à manger au palais de Tamerlan. Ce dernier ne sera pas privé, s’il ne manquait qu’un tout petit bout d’oie, une cuisse bien dodue, par exemple.
Tout en grignotant un morceau de la volaille, il ne pouvait pas s’empêcher de se demander ce que Tamerlan penserait d’une oie rôtie avec une seule cuisse. Peut importe. Il s’en inquiétera le moment venu. La succulente cuisse qu’il était en train de déguster valait n’importe quel ennui ultérieur. Nasreddin trouva Tamerlan tout à fait de bonne humeur et heureux d’avoir de la compagnie. Il sembla reconnaissant de recevoir une oie aussi succulente, comme si les gigantesques étagères de son garde manger étaient vides. Il tourna l’oie à plusieurs reprises, pour mieux admirer ses rondeurs.
— Quelle cuisinière que ta Kalima ! s’exclama Tamerlan. Personne, dans mes cuisines, ne peut rôtir une oie avec une telle perfection !
— Oui, acquiesça Nasreddin, Kalima est effectivement une excellente cuisinière.
Il disserta longuement sur les pilafs de Kalima, les potages de Kalima, les dolmas de Kalima, les baklavas de Kalima. Il parlait rapidement, pour que Tamerlan ne remarque pas l’absence de la cuisse.
— C’est étrange, très étrange ! dit Tamerlan en regardant attentivement l’oie. Cette oie n’a qu’une seule cuisse.
— Pour sûr ! répliqua Nasreddin, à combien de cuisses vous attendiez-vous ?
— Deux, bien sûr !
— Deux cuisses ? Rétorqua Nasreddin. Pas à Aksehir. Dans d’autres villes, les oies peuvent avoir deux cuisses ou trois ou même quatre, mais celles d’Aksehir sont célèbres pour être unijambistes.
— Comment peut-tu me mentir ainsi ?
Tamerlan se leva, sa bonne humeur ayant disparu comme la cuisse de l’oie.
— Tu sais aussi bien que moi ce qui est arrivé à l’autre cuisse. Des oies unijambistes d’Aksehir, vraiment !
— Bien, si vous ne me croyez-pas, venez constater par vous-même.
Nasreddin le dirigea vers la fenêtre.
— Voyez les célèbres oies unijambistes d’Aksehir près de votre propre fontaine.
Tamerlan regarda dans la direction indiquée par Nasreddin. Près de la fontaine — pouvait-il vraiment le croire ? – il vit une douzaine de grandes oies blanches dormir au soleil, chacune fermement perchée sur un seul pied.
— Combien de pieds voyez-vous ? demanda a Nasreddin. Je compte douze oies et douze pieds. Pouvez-vous en compter plus ?
— Non ! avoua Tamerlan.
Bien que perplexe, il n’avait jamais remarqué cela auparavant. Il était trop préoccupé par les guerres et les affaires de gouvernement pour remarquer les oies.
— Les oies de mon village d’enfance en Asie avaient bien deux pieds chacune, j’en suis sûr.
— C’est parfaitement possible ! concéda Nasreddin. Mais nous ne sommes pas dans votre village d’enfance. Ici, c’est Aksehir, le siège des oies unijambistes.
Cependant inquiet, Nasreddin s’apprêtait à partir. Juste à ce moment, un chameau qui dormait près de la fontaine se releva et poussa des cris rauques et perçants. Les douze oies se réveillèrent de leur torpeur, chacune dépliant le pied mis sous son aile. Avec une grande agitation, elles se dispersèrent, chacune courant sur deux pieds. Au moment où Tamerlan reprenait ses esprits, Nasreddin était déjà en bas dans la cour, au-dessous de sa fenêtre. Tamerlan se mit à la fenêtre et appela Nasreddin. Mais ce dernier, sans comprendre ce que Tamerlan lui disait, avait déjà préparé sa réponse.
— Mon bon Tamerlan, cria t-il, juste avant que la porte de palais ne s’ouvre pour le laisser passer, si vous ou moi avions eu les oreilles envahies par un tel raffut, alors que nous étions endormis, ne pensez-vous pas qu’il nous serait poussé au moins quatre pieds !
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